Lettre sur la raison qui m'a amené à la philosophie

 

20 octobre 2017

Cher ami

Tu me demandes dans ta lettre les raisons qui m’ont conduit à pratiquer cette pensée que l’on appelle philosophie ? C’est au demeurant la question que je me pose assez souvent et que je me sens donc plutôt à l’aise de te répondre, ce qui n’est pas le cas pour un tas d’autres questions.

Qu’est-ce qui m’amène donc si tardivement à cet « amour de la sagesse » qu’est philosopher ? Qu’est-ce que j’ai pu trouver dans cette pratique intellectuelle, dans cette pensée critique et complexe à la fois, qui m’a donné le goût de reprendre le chemin des écoliers à un âge avancé, aux termes d’un long parcours professionnel non philosophique et d’un militantisme politique que tu connais?  

En un mot, je peux te dire que je suis venu à la philosophie par la politique. Précisément par ses échecs, sa faillite et sa « crise » que je crois structurelle et qui ne date pas d’aujourd’hui ni d’hier mais qui dure et perdure peut-être depuis que la « politique » a été inventée dans ses principes originaux en un moment de l’histoire des hommes vivant en société, dans les cités la Grèce antique.

En effet, c’est à la suite de mon militantisme politique, de Mai 68 (étudiant en terminale à Paris et présent activement dans ce mouvement) jusqu’à nos jours, en passant par le maoïsme de la GP (Gauche prolétarienne 1969-1972), le mouvement étudiant iranien en France des années 1970, le retour en Iran et la participation à la révolution de 1979 et finalement l’exil politique en 1983 lorsqu’une réaction théocratico-islamiste et fascisante s’installe pour de bon dans ce pays, que je suis amené à faire quelques constats, en partant de ma propre expérience et de nos échecs successifs, sur les limites de la pensée politique dans ses principes et ses pratiques à se changer lui-même et à changer le monde. De là vient ma décision, il y trois ans, de m’inscrire à l’université Paris 8 en section de philosophie et de suivre certains cours qui m’interpellent.

Quels sont ces constatations ? Je vais te les citer dans les grandes lignes.

1-   On ne pourra pas réformer, transformer ou refonder la « politique » de l’intérieur de la pensée et da la pratique politique classique, en restant dedans, c’est-à-dire dans son cadre politico-économico-juridique, dans son univers, son idéologie et en appliquant, même d’une façon critique radicale, ses principes et concepts qui sont : l’État, la souveraineté, la démocratie, la représentation, le droit, le peuple, la nation, l’opinion publique, les droits de l’homme, le consensus, le marché, la propriété, le travail etc. sans les reprendre de fond en comble, ce qui est impossible de l’intérieur du phénomène.

2-   Que pour faire la politique autrement c’est-à-dire une politique en rupture avec celle qui s’effectue aujourd’hui, il faut donc « sortir » de celle-ci et penser autrement, différemment. Il faut une pensée autre que la pensée politique classique. Il faut pratiquer et s’organiser aussi d’une autre façon.

3-   Que la critique radicale de « la politique réellement existante » (en reprenant la bonne formule du « socialisme réellement existant » et la modifiant) et la rupture radicale avec celle-ci passent par une réflexion essentiellement neuve et critique, par une pensée d’émancipation, et que celle-ci ne pourrait frayer sa voie dans l’esprit que par les armes conceptuelles de la pensée philosophique, c’est-à-dire d’une pensée particulière, singulière, critique qui, comme dit Alain Badiou, ne cherche pas seulement à penser l’être, le possible, mais le non être, l’impossible. Encore que, ici aussi, il faut que je te l’avoue, et c’est mon autre constat à la suite de mes réflexions, une telle démarche ne peut pas se faire avec n’importe quelle pensée philosophique (car il n’y a pas UNE philosophie) si critique et radicale que soit.

4-    Enfin et à la suite du point précédent, j’ai constaté qu’il nous faut une philosophie politique digne de notre temps, comme dit Giorgio Agamben, et j’y ajouterai une philosophie expurgée de ses avatars théologiques, messianiques, religieux, absolutistes et totalitaires… philosophie qui a régné et qui continue à s’imposer dans l’histoire de la philosophie depuis longtemps. Depuis, si je puis dire, un certain esprit anti-démocratique de Platon jusqu’à nos jours en passant par un certain esprit dominateur de Hegel, Marx… Heidegger etc. Selon le même Agamben, dans ses « Notes sur la politique », la voie de cette philosophie que l’on appelle de nos vœux et qu’il faut « reprendre », est aujourd’hui moins parsemée d’obstacles :

« La chute du parti communiste soviétique et la domination sans voiles à l’échelle planétaire de l’État démocratico-capitaliste ont éliminé les deux obstacles idéologiques majeurs qui s’opposaient à toute reprise d’une philosophie politique digne de notre temps : le stalinisme d’une part, le progressisme et l’État de droit de l’autre. La pensée se trouve ainsi, aujourd’hui, pour la première fois confrontée à sa tâche sans aucune illusion et sans aucun alibi possible. »

(Agamben, Moyens sans fins, Rivages poche, page 121)

 Voyons brièvement toutes ces considérations.

Loin de toute présomption de ma part, je dirais que la raison de mon inclination pour la philosophie peut s’apparente à certains égards à celle qui a conduit Platon en son temps, il y a 2500 ans, à philosopher en partie faut-il dire pour pallier les carences de la politique de son époque.

En effet, la philosophie n’est-elle pas née en Grèce avec ce maître de pensée à un moment où il est déçu de la politique des gouvernants successifs, avec leurs corruptions et leurs injustices ? À un moment où la politique se résume en un perpétuel « retour du même » après chaque prise de pouvoir ? Platon ne dit-il pas : Et voilà que je vois ces hommes [entendons ceux qui prennent le pouvoir en renversant le régime], faire en peu de temps apparaître le régime politique précédent ? La philosophie n’est-elle pas née (pour une part j’insiste bien car il y a d’autres raisons ontologiques, métaphysiques etc. pour faire de la philosophie) lorsque la politique tue le seul grand sage de la cité, l’ami Socrate, provoquant ainsi la révolte de son élève Platon, celui qui dans sa jeunesse s’imaginait s’occuper sans plus tarder des affaires de la cité, jusqu’à ce qu’il décide de s’adonner à la droite philosophie, à une «pensée » que grâce à elle on peut reconnaître tout ce qui est juste aussi bien dans les affaires de la cité que dans celles des particuliers ?

(Platon, Lettres, trad. Luc Brisson ; GF-Flammarion, pages 168 et 170).

Cher ami, c’est le même type d’aversion pour la politique réelle qui m’a poussé vers la philosophie dans le but de réfléchir sur la politique elle-même.  

C’est finalement dans mon deuxième exil (après 1984) que j’ai vraiment pris mes distances avec « la politique réellement existante » sans pour autant abandonner ma pratique militante dans le mouvement d’opposition démocratique contre le régime islamique iranien, en me penchant sur un ensemble de questions et de problématiques que l’on peut catégoriser sous le nom de la critique de la politique et la question de l’émancipation. À cette fin, j’ai commencé à lire (et peu à peu approfondir) certains textes philosophiques fondamentaux, surtout dans le registre de la philosophie politique : les présocratique et les sophistes, Platon, Aristote, Saint-Augustin, Ibn Rushd (Averroès), Fârâbî, Spinoza, Kant, Hegel, Marx… ainsi que (et surtout) la philosophie française des années 1960-1970… Tout cela au début comme autodidacte, un peu plus tard dans un cercle d’amis que l’on a appelé Agôn et puis ces trois dernières années en tant qu’étudiant à paris 8.

Ici je dois dire que dans mon cas c’est par le « détour sophistique » que j’ai commencé à aimer cet ami de σοφος qu’est la philosophie. Oui le « détour », encore un concept de Platon ! Ne dit-il pas en effet dans Phédon et la Lettre VII que c’est par un « détournement du regard » de l’âme vers les formes intelligibles (Heidegger dans Qu’est-ce que la philosophie ? reprend exactement cette notion mais pour regarder en direction de l’être de l’étant dans l’attente de son appel), ou par une « digression », que l’on accède au rang du «philosophe», de l’homme divin,  et que la science du meilleur, le savoir à la quête du Bien comme obligation pour tout étant, se fait « philosophie », se fait connaissance vraie et divine ? (Phédon, 99b-100a et Lettre VII 344b-d - 344d-345b). Oui c’est par la connaissance du  grand conflit philosophique de l’histoire opposant Platon aux sophistes que je j’ai pris du plaisir à faire de la philosophie dans le seul but précis de chercher les questions ou les problématiques qui se trouvent au fondement de la crise et du débâcle de la « politique » actuelle dans chaque pays et dans le monde. Dans le seul but de « trouver » éventuellement, mais cela n’est pas du tout certain, la ou les réponses à la question de : comment peut-on frayer la voie théorique et pratique d’un « dépassement de la politique » vers une politique d’émancipation humaine ?

Dans mon cas particulier, c’est donc à partir d’une certaine lecture possible de Protagoras, ce grand sophiste et philosophe – démocrate grec ( beaucoup moins mal traité que les autres sophistes par Platon) que j’ai pensé avoir mis la main sur le commencement de ce que l’on peut appeler une vision émancipatrice et libertaire de la « politique », qui par ailleurs donne un sens et une définition à celle-ci, en me basant sur deux des principaux énoncés de Protagoras:

1- La « politique » comme participation de tous aux affaires de la cité par opposition à la « politique» comme chose réservée à l’Un ou quelques uns :

« C’est ainsi, Socrate… lorsqu’il s’agit de chercher conseil en matière d’excellence politique… il est tout à fait normal… que tout homme prenne la parole, puisqu’il convient à chacun de prendre part à cette excellence – sinon, il n’y aurait pas de cités. »

(Protagoras. Platon.  Traduction inédite par Frédéric ILDEFONCE, p. 87.)

 

2- Le « double discours » par opposition au discours de la l’unique vérité absolue, divine, universelle...

« Sur toute chose il y a deux discours qui se contredisent l’un l’autre »

(Les Sophistes, tome 1, De Protagoras à Critias, GF Flammarion)

C’est donc à partir de là, de la connaissance de « l’événement sophistique » au commencement d’une philosophie politique démocratique, contre l’UN, que s’est produit en moi le déclic, la motivation, pour cette discipline.     

Par-dessus tout, ce sont les questions : « qu’est-ce que la politique ?», ou « comment peut-on penser la politique ? », question posée en 1985 par Badiou dans une petite brochure sous le nom de peut-on penser la politique ?, qui m’ont interpellé. Les philosophes français des années 60-70 (Foucault, Deleuze, Rancière, Derrida…) m’ont été précieux dans cette quête. Il faut ajouter aussi Heidegger, bien que j’ai toujours du mal à le comprendre, lorsqu’il ramène fondamentalement le questionnement des choses (de la philosophie en particulier) à la question de recueillement de l’être, mais recueillement pas en tant que simplement comme acte de connaissance, de définitions, de contemplation mais comme une disposition intellectuelle ( et une pratique ?) à se donner, comme un appel de l’être qui peut-être de l’évènement dans son intemporalité et sa contingence, comme un acte de « déconstruction » qui ne veut pas dire tout simplement destruction... (Qu’est-ce la philosophie ?) Tout cela résonnait dans mon esprit, moi qui étais à la recherche du « sens » véritable de la politique, d’un  qu’est-ce que la politique dans son essence originale en opposition radicale avec « la politique » que l’on nous a toujours présenté et défini comme représentation, institution, constitution, Étatisme, gestion des affaires publiques, police, droit, partis etc.  Heidegger, ne met-il pas en effet la πολις au fondement de l’étant et par là ne met-il pas en avant une réflexion sur le véritable sens de la politique autre que rapport avec un homme d’État, la stratégie et les affaires de l’État ? La πολις, dans cette vision, ne se détermine-t-il pas comme le site pluraliste et en même temps le lieu et la place de l’évènement (l’être) qui peut arriver, de ce qui pro-vient et qui surgit devant nous, de la manière intempestive et imprévisible, qui appelle notre attention, disposition, disponibilité, aptitude et préparation théorique et pratique pour le recevoir, cheminer vers sa rencontre… pour changer l’étant, pour changer ce qui est ? Voilà ce qu’il dit dans son introduction à la métaphysique :

« Il ne s’agit pas de toutes les voies vers les différentes régions de l’étant, mais du fondement et du lieu de l’être-là de l’homme, la πολις, On traduit πολις par l’État et cité ; cela ne rend pas le sens plein. πολις signifie plutôt le site, la là, dans lequel et en vertu duquel l’être-le-là est historial. La πολις est le site de la pro-venance, de là dans lequel, à partir duquel, et pour lequel la pro-venance pro-vient. À ce site de l’histoire appartiennent les dieux, les temples, les prêtres, les fêtes, les jeux, les poètes, les penseurs, le roi, le conseil des anciens, l’assemblée du peuple, l’armée et la marine. Si tout cela appartient à la πολις, est politique, ce n’est pas parce que tout cela commence par entrer en rapport avec un homme d’État, un stratège, et les affaires de l’État…

(Martin Heidegger, Introduction à la métaphysique, tel gallimard, Page 159).

 

Cher ami, au terme de ce tracé rapide sur les raisons qui m’ont amené à la philosophie, je conclus par t’exposer en quelques mots ma position actuelle (qui peut bien sûr changer) sur la philosophie politique dans son rapport avec la quête d’une « politique autrement ». Je terminerai avec l’énoncé de quelques problématiques qui font l’objet de mes études universitaires à Paris 8.

À mon sens, deux philosophies politiques se sont affrontées frontalement le long de l'histoire et ont donné naissance à deux visions contradictoires et irréconciliables de la "politique" dans sa détermination et dans sa pratique :

L'une, qui domine toujours depuis Platon, du moins depuis une de ses visions ou un de ses esprits, jusqu'à nos jours, et qui considère que l’administration de la chose publique (Politeia, Res publica, potentia publique) est l'œuvre de l’ « Un », du sauveur, du souverain, du guide, du philosophe ou tribun, de quelques uns, de Dieu, de la classe, des élites, des représentants, de l’avant-garde, de l'État, du parti… Dans ce monde-là, la politique est exactement l'autre nom de la domination, de l’unification, de la totalisation, de la vérité suprême, de l’absolutisme, de l’autoritarisme, de la religion (céleste ou séculaire), du messianisme de toute sorte etc.

L’autre vision est celle qui considère la « politique » comme « chose publique », comme participation égale et directe (démocratie directe) de tous, en particulier de ceux qui sont exclus, aux affaires publiques, de la société et du monde, comme lutte pout l’émancipation. Participation de tous dans leurs libertés, diversités, pluralismes, contradictions, conflits, discordes ou unions. Dans ce monde-ci, la politique est l’autre nom du processus d’égalité, de « l’association libre des hommes » (formule du Manifeste communiste) et de l’émancipation humaine. Ici, la politique veut dire : mouvement sans fin (exit l’idée de fin de l’histoire, du Grand soir et de la clôture…) et sans dominations (domination de la propriété, du captal, de l’État, du parti etc.). 

Tout cela peut embrasser plusieurs problématiques, qui représentent les « impensés » de la politique, et que seule une pensée philosophique, épurée comme on l’a souligné de la théologie et de l’idéologie totalisante, pourrait au moins les poser correctement.

Finalement, pour résumer mon propos et répondre à ta question, c’est pour travailler avec d’autres et en commun sur ces problématiques que je me suis donné à la philosophie. J’en énumère quelques unes qui constituent mes préoccupations actuelles :  

1.    La question du pouvoir en Politique : prise de pouvoir / l’impouvoir, Pouvoir constituant / Puissance destituante, l’association libre.

2.    La question de Fin de l’État et de l’Étatisme.

3.    Démocratie directe / Représentation.

4.    Temporalité en politique: Grand Soir, Fin de l’histoire / Mouvement sans fin, la question de l’évènement.

5.    La théocratie cachée en Politique (et même en philosophie) : Messianisme, avant-gardisme / Égalité, Laïcité, Autonomie et « participation de tous »

6.    La question du « sujet »: l’Un, l’universel, la classe, le multiple, l’excès, le pluralisme radical.

7.    Luttes de classe ouvrières /  mouvements sociaux pluralistes.

8.    Part, Parti-État, Parti-avant-garde / Organisation-mouvement-d’un-autre-type.

9.     Propriété et Capitalisme / Fin de la propriété et Communisme.

10.

J’espère, cher ami, que j’ai réussi à répondre à la question que tu m’as posée. On pourra continuer cette correspondance à d’autres occasions. C’est maintenant à ton tour de me parler de toi et de tes préoccupations intellectuelles.

Cordialement et bien à toi

Vassigh Chidan